« Je me sens vidé » affirme l’un. « J’ai perdu mon énergie » déclare le second. « Je n’ai plus de motivation pour rien », se lamente un troisième. Ces paroles d’analysants véhiculent l’idée que le parlêtre dispose d’un quantum d’énergie libidinale qui peut se retrouver à plat. On attribue parfois cette conception à Freud. Pourtant, Lacan affirme que : « […] l’énergie n’est rien que le chiffre d’une constance. Or, ce qu’articule comme processus primaire Freud dans l’inconscient […] ce n’est pas quelque chose qui se chiffre, mais qui se déchiffre. 1 » et plus loin : « […] la tristesse, par exemple on la qualifie de dépression, à lui donner l’âme pour support […]. Mais ce n’est pas un état d’âme c’est simplement une faute morale ». 2
La découverte de la possibilité du déchiffrage de l’inconscient irait donc à l’encontre de la conception de la libido comme énergie ? L’affect dépressif, quant à lui, serait réduit qu’à n’être une lâcheté morale ? Ce sont ces différentes questions auxquelles nous tenterons de répondre, afin de donner un éclairage à la morosité qui s’empare parfois d’un sujet. L.Vigué
1- Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, Seuil, p. 522
2 -Ibid, p. 525-526
L'après-coup de Claire Tricault
Laura Vigué, lors de sa conférence au collège clinique de Lille a montré qu’il n’y aurait “pas moyen d’établir une énergétique de la jouissance” mais qu’il conviendrait plutôt de miser sur la possibilité du déchiffrage de l’inconscient. Ce dernier, qui a lieu dans le cadre de la cure analytique,pourrait avoir un effet sur l’affect dépressif, la tristesse et morosité qui s’emparent parfois d’un sujet.
L’inconscient lacanien est celui qui se joue et s’écrit en séance, il n’est pas donné. Cela ne peut se faire sans la présence de l’analyste ni sans le désir du sujet de faire une analyse. Pour qu’il puisse advenir, il faut croire en l’inconscient, sinon pas d’inconscient possible. C’est pourquoi Lacan amène que “ certains sujets sont désabonnés de l’inconscient”, venant alors refuser un déchiffrage possible. L’inconscient se déchiffre selon une logique de l’équivoque et du signifiant, dans le transfert.
Au sujet de la tristesse, Lacan la désigne comme «une faute morale », ajoutant qu’elle « ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient », il y voit là une fuite du symbolique, un renoncement au désir dans la position du sujet, qui refuse d’entrer dans le champ du déchiffrage, se laissant alors aller à la jouissance. Ne pas s’engager dans le processus de déchiffrage, c’est rester du côté du symptôme. Jacques Alain Miller nomme la tristesse comme un savoir manqué où « quand le savoir est triste il est impuissant à mettre le signifiant en résonance avec la jouissance », il vient alors enfermer le sujet dans une jouissance mortifère.
La tristesse est donc une affaire de savoir. Face à ce savoir manqué, s’y oppose le gai savoir qui apparaît comme vertu, il est lié à l’acceptation du non sens, de ce qui ne peut se dire, mais qui insiste. L’analyse permet de ne pas « piquer dans le sens, mais de raser la jouissance d’aussi près que possible». C’est un savoir allégé, qui permet d’en passer par un mieux dire en venant manier les signifiants afin de les mettre en résonance avec la jouissance sans la fixer. Le bien dire permet de rendre l’énonciation au sujet en jouissant du déchiffrage.
Si le sujet y consent, à céder sur sa jouissance, une nouvelle économie de la libido devient alors possible : une économie moins prise dans les répétitions mortifères, plus articulée au désir. L’analyse peut ainsi avoir un effet sur la tristesse.
L'argument de Guy Poblome
Le ternaire morosité, tristesse, douleur d’exister – termesque l’on trouve chez Lacan – pourrait s’écrire avec un etc. Il initie une série, et même une gradation, celles de la variété,de la diversité des dépressions. On pourrait ajouter lâchetémorale, mauvaise humeur, ennui, mélancolie, suicide – ce dernier renvoyant à la question de l’acte qui fait égalementnotre actualité du fait de la parution du Séminaire de Lacan, L’Acte psychanalytique
Il fut un temps où la dépression tenait le devant de la scène, englobant par ce seul signifiant l’ensemble des phénomènesse rapportant aux troubles de l’humeur. Nous étions tous déprimés et la réponse au moindre petit coup de blues relevait de la chimie, remède miracle. Le ravalement de la souffrance psychique au fonctionnement du cerveau reste aujourd’hui de mise plus que jamais. Exit le sujet de l’inconscient. Quelques phénomènes nouveaux ont surgi, avec leurs coordonnées plus sociologiques. Pensons notamment aux burn-out, bore-out, ou encore brown-out, qui touchent la sphère professionnelle et les décrochages suite à un vidage de la libido et du désir. Pensons aussi, chez les adolescents, à ce qui s’est appelé un certain temps « phobie scolaire »,
phénomène amplifié par la crise du Covid, pour qualifier un débranchement du lien social réduit aux dits réseaux, un repli quasi autistique sur soi, sa chambre, son ordinateur, les jeux vidéo, voire d’autres addictions. Pour eux bien souvent, parler ne sert à rien parce qu’ils « ne voient pas où est le problème ». Et n’oublions pas la déprime de l’époque, liée au sentiment d’impuissance à agir devant la catastrophe climatique, la montée des extrémismes et le retour de la guerre. Comment s’y retrouver ? À faire vibrer les signifiants croisés au cours des quelques lectures faites pour écrire cet argument, il apparaît que ce qui pourra faire boussole pour différencier ces différentes positions de l’être concerne la façon dont se rapportent, ou pas, ou mal, le langage et la jouissance. Soit que langage et jouissance s’accordent, mal, de travers, symptomatiquement mais s’accordent, s’articulent, et la jouissance est en prise avec le discours de l’Autre, avec l’inconscient, le manque-à-être et le désir. C’est alors l’éthique du déchiffrage, le « devoir du bien dire » 1, qui est en jeu. C’est ce qu’offre la parole sous transfert dans une analyse, sur quoi nous misons.Soit qu’il y ait rupture radicale entre la jouissance et l’aliénation signifiante, « rejet de l’inconscient » 2 dit Lacan. Dans ce cas, le sujet est soumis à l’injonction de rejoindre sans médiation aucune son être de déchet. L’enjeu n’est pas moindre dans ce cas, que ce soit dans une consultation ou en institution de soins : il s’agit de retrouver la voie vers la possibilité même d’une quelconque « envie de dire » 3. Nous irons à la rencontre de cette distinction qui reste essentielle pour nous orienter dans la clinique. Quelques textes de Freud, « Deuil et mélancolie » ou « Le moi et le ça », les indications de Lacan dans « Les complexes familiaux », « Propos sur la causalité psychique », « Fonction et champ de la parole et du langage », Le Séminaire L’Angoisse, ou plus tard encore dans « Télévision », ainsi que les contributions de Jacques-Alain Miller et d’autres collègues encore, nous seront précieux.
1. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526.
2. Ibid
3. Deffieux J.-P., La Clinique du présent. Avec Jacques Lacan, Paris, Le Champ
freudien éditeur, 2024, p. 100