À cet égard, il semble que la question du transfert ne turlupine que les cliniciens qui font usage de la boussole psychanalytique pour s’orienter. Plus précisément ceux qui se réfèrent au réel de Lacan.
Nous partirons évidemment de l’œuvre de Freud sur laquelle s’appuie Lacan. Il faut en effet faire l’hypothèse de l’inconscient, celui que Freud a inventé, pour savoir qu’il ne peut y avoir d’interprétation analytique sans le levier du transfert. C’est étrange parce qu’en même temps, Freud s’aperçoit très tôt que le transfert dérange la cure analytique. C’est l’autre face du transfert. Le transfert produit un effet de résistance à l’interprétation et fait obstacle à la guérison. Nous avons là une contradiction. Et Freud précise que cet obstacle, ce sont les sentiments amoureux archaïques que l’analysant transfère sur l’analyste. Pourtant, il est nécessaire que la personne de l’analyste soit elle-même impliquée dans le processus de la cure et son implication est le fait du surgissement de l’amour. À cet égard, très tôt dans son enseignement, Lacan — c’est en 1951 — affirme avec Dora, que « c’est la première fois que Freud donne le concept de l’obstacle sur lequel est venue se briser l’analyse, sous le terme de transfert.[1] » L’amour de transfert n’est évidemment qu’un voile qui marque un vide. C’est ce que Lacan nous dit en 1951 : « Qu’est-ce alors qu’interpréter le transfert ? Rien d’autre que de remplir par un leurre le vide [d’un] point mort. Mais ce leurre est utile, car même trompeur il relance le procès.[2] » À la fin de son enseignement, Lacan précisera que ce vide, c’est celui d’un réel. Avant d’y arriver, Lacan en passera par de nombreux développements.
En 1960, dès la première séance de son Séminaire, Le transfert[3], Lacan profère que l’amour est en effet le noyau de l’expérience analytique. Et qui mieux que personne peut nous dire ce qu’est l’amour, sinon Socrate dans le Banquet ? Dans la première moitié de ce Séminaire, Lacan prend appui sur le Banquet de Platon pour définir ce qu’est l’amour de transfert. Quand on désire quelque chose, c’est nécessairement qu’on manque de cette chose, qu’on ne possède pas cette chose. Quand on aime quelqu’un, c’est qu’il y a chez l’être aimé, quelque chose dont on manque et qui intéresse l’amant. Il y a chez l’aimé une chose qui brille et qui intéresse l’amant. Lacan introduit ainsi à l’instar de Socrate un troisième terme. Ce troisième terme c’est l’agalma, soit l’objet a. Socrate fait une description minutieuse de ce qui enrobe l’objet, plutôt que de ce qu’il contient, il parle de ce qui entoure cet objet, de ce qui voile l’objet, son enveloppe, son contenant, il ne dit pas un mot de son contenu. Socrate fait briller tant et plus ce que contient son contenant, son objet, pour susciter le désir chez l’amant, tout en maintenant jusqu’au bout une omerta sur le contenu de cette enveloppe. Cela est mis en acte dans le Banquet dans la scène qui confronte l’amant Alcibiade à Socrate, son aimé. Socrate maintient Alcibiade en haleine, il le fait languir. Dans le refus de Socrate à l'endroit de la métaphore de l'amour, Lacan voit une anticipation de la position analytique. C'est le refus de Socrate à l'endroit de la métaphore de l'amour qui lui permet de voir en Socrate une anticipation du psychanalyste.
Quatre ans plus tard, dans son Séminaire Les Quatre concepts fondamentaux, Lacan précise que le transfert est un concept fondamental de la psychanalyse. Il dit que « ce qui surgit dans l’effet de transfert s’oppose à la révélation. L’amour intervient […] dans sa fonction de tromperie. L’amour, sans doute, est un effet de transfert, mais c’en est la face de résistance. Nous sommes liés à attendre cet effet de transfert pour pouvoir interpréter, et, en même temps, nous savons qu’il ferme le sujet à l’effet de notre interprétation.[4] » Aux quatre concepts de la psychanalyse, JAM en ajoute deux, celui du sujet et celui de l’objet a. Il faut le souligner parce que le concept du transfert sera revisité ici à la lanterne de ces deux autres : le sujet et l’objet a. Le sujet, c’est le sujet auquel Lacan donnera sa nouvelle définition : « Un sujet, dit-il, […] est supposé […] par le signifiant qui le représente. »[5] Et l’objet a, c’est l’objet en tant qu’objet réel, objet cause du désir. Lacan articule son concept du transfert, d’une part, avec celui du sujet en tant que le transfert instaure une supposition de savoir : c’est-à-dire un sujet supposé savoir, et d’autre part avec l’objet a, dans la mesure où il articule le transfert à l’amour, l’amour de transfert qui vient voiler l’horreur de l’objet, le réel, l’amour de transfert qui correspond à la fermeture de l’inconscient, l’amour en tant que « je n’en veux rien savoir ». Il faut donc situer le paradoxe du transfert entre ces deux opposés : le sujet supposé savoir du transfert et le « je n’en veux rien savoir » de l’amour de transfert.
Ces développements, dans sa Proposition du 9 octobre, où il invente la procédure de la passe, Lacan formule son mathème du transfert en s’appuyant sur celui du sujet. Ce mathème du transfert est une pièce indispensable pour les cliniciens du CCL. Comment Lacan définit-il alors ce concept du transfert en 67 ? « La psychanalyse, dit Miller, a son départ dans l’établissement minimal, S1-S2, du transfert. […] S1-S2 trouve là une autre écriture, homologue, que Lacan introduit dans sa Proposition sur le psychanalyste de l’École. S1 est, pour qu’on ne s’y trompe pas, le signifiant du transfert, dans son lien à S2, signifiant quelconque — Lacan inscrivant, pour le fixer, une petite lettre q minuscule. C’est traduire, en termes de signifiants, la relation qui s’établit, conditionnant l’opération analytique. De ce lien, se trouve produit, en position de signifié, sous la barre placée en dessous du signifiant du transfert, le fameux sujet supposé savoir. C’est un sujet qui résulte. C’est le sujet qui résulte de ce que la connexion s’établisse. Sur ce mode que je disais de signifié, se trouve désormais “présent” le savoir supposé, l’ensemble faisant savoir “des signifiants dans l’inconscient”[6]. Il faut que cet embrayage s’établisse d’un signifiant à l’autre pour qu’il en résulte un effet de sens spécial […] et se trouvent alors mobilisés […] les signifiants dans l’inconscient. »[7] Cette phrase précieuse précise qu’il ne peut y avoir de psychanalyse sans le démarrage du transfert.
Dans le tout dernier écrit Lacan, sa Préface à l’édition anglaise du Séminaire X [8] il est encore question de la passe et de la fin de l'analyse, mais étonnamment, il n’évoque plus le transfert. À la fin de son enseignement, il n’en parle quasiment plus. À la fin de son enseignement, Lacan déprécie le concept du sujet pour proposer celui du parlêtre. Et donc il dévalorise le transfert qui instaure le sujet supposé savoir. Ce virage consiste à orienter la cure au-delà du le sujet supposé savoir — qui reste la condition pour qu’une cure analytique soit possible — et donc orienter le transfert vers le réel de la psychanalyse, seule façon de mettre un terme à la cure, soit la chute du sujet supposé savoir.
[1] Lacan, J., « Intervention sur le transfert » [1951], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 218.
[2] Ibid, p. 225.
[3] Lacan, J., Le Séminaire, livre viii, Le transfert [1960-1961], texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p.12.
[4] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 229.
[5] Lacan, J., « Proposition sur le psychanalyste de l’École » [1967], Autres écrits, 2001, Paris Seuil, p. 248.
[6] Lacan, J, « Proposition du 9 octobre 1967…, Op. cit.
[7] Miller J.-A., “L’inconscient réel”, première leçon du cours [2006-2007] de L’Orientation lacanienne III, 9, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII. In Quarto 88/89, p.7.
[8] Lacan, J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi » [1976], Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 571-573.